Préambule

Le récit qui va suivre, je le dédie à tous mes compagnons de misère où tous furent admirables de courage. Toutefois, pour survivre, l'homme devient un fauve, où pour un peu de soupe certains se battaient au grand plaisir des "boches". Les évadés repris étaient pendus et leurs corps restaient accrochés plusieurs jours, afin de dissuader les téméraires. Le gibet, bien installé près du mirador avec sa corde à nœud coulant ouvert, attendait un cou !...

J'en arrive à ce matin de mars. L'appel enfin terminé, vient le moment de la répartition des groupes de travail. C'est l'instant que choisissent nos gardiens pour armer leurs fusils. Le bruit des culasses que l'on manœuvre est encore présent à mes oreilles. Nous sommes désignés par les kapos, douze à être comptés. Nos deux "chiens de garde" s'avancent et nous prennent en charge. Voici qu'ils nous dirigent vers un endroit que je connais bien. J'ai déjà participé à cette corvée. Un des mes compagnons me regarde, il a compris lui aussi. Nos yeux se croisent, nos regards parlent le même langage, celui de l'angoisse et de la trouille...

Nous irons chercher un chariot allemand et direction le "lazaret" (infirmerie). En entrant, une odeur de mort s'entremêle avec celle du formol et de la merde. Il y a 17 cadavres, entassés, couchés tête-bêche dans des boîtes en bois. Des malheureux camarades, sans nom, le crâne rasé, nus, à l'état squelettique, les yeux vitreux, la bouche ouverte. Tous sont morts de dysenterie. Des excréments sont collés aux jambes et aux creux du bassin. Quelques uns ont des hématomes énormes, de larges plaies. Nous portons ces cadavres sur le chariot puis nous tirons, poussons ce sinistre attelage vers le charnier... Arrivés, nous jetons les corps. Il faut récupérer les boîtes en pin. Je n'ai pas prié. Je pense à mon village, à mon clocher, à ma grand-mère, à mon chien"Patoune", à la mare aux grenouilles....

Je pense tout à coup que je manipule peut-être mon futur cercueil et me mets à trembler. Le SS passe devant nous. Il va choisir sa proie, celui qui va à la chaux. Arrivé devant moi, il s'arrête. J'ai très très peur. Je sens une sueur froide couler le long de ma colonne vertébrale. J'ai les jambes en guimauve. Il s'éloigne... Ce ne sera pas moi... Il a désigné un Polonais. Heureusement, le pauvre gars ne connaît pas la fin de sa corvée. Moi, oui ! J'ai déjà vécu cette situation.

Comme il peine à remonter, défense de l'aider. Les SS s'esclaffent, s'amusent du désarroi du détenu. Il grimpe, s'agrippe, glisse... Il m'a semblé entendre le mot "madka" (maman). A nouveau, il essaie de se hisser. Epuisé, il retombe sur les genoux dans la fosse. La tête dans les mains, il pleure, puis relevant celle-ci, son regard se tourne vers le ciel et il se signe... La croix tracée sur son front a exaspéré le SS qui lance à la cantonade, avec fureur, des mots incompréhensibles pour nous. Il épaule son fusil, son "mauser". Je ferme les yeux, un coup de feu claque. Il y aura un mort de plus... Nous remblayons, la rage au cœur, la peur au ventre. Salauds!... Salauds!... Je serai libéré cinq jours plus tard.

Après la guerre, le charnier ouvert contenait 1263 corps... dont 187 Français.

Carpe Diem... S. Cramard

Vous comprenez plus aisément, pourquoi je n'ai pu retenir mes larmes, mes sanglots devant cette stèle du souvenir le 10 juin 2007, durant notre pèlerinage.

Voyageurs, passants, si vous passez par ce chemin en face du cimetière historique, en contre bas, dans la gravière, approchez-vous et vous découvrirez une stèle surmontée de mats de drapeaux...

Recueillez-vous un instant... Sous cette pierre reposent les corps d'homme de 16 nations, jetés dans un état squelettique, victimes de la faim, des coups, de la dysenterie et du typhus, puis recouvert de chaux vive !...

Tous massacrés par les nazis! Des SD, des SS. Ces braves malheureux ne voulaient pas accepter la loi des "boches". On les y força! L'élimination par le travail forcé, préconisé à la conférence de Wannsee (Berlin) en 1942, fut suivie à la lettre dans ce camp de Grossbeeren.

Aujourd'hui, sur le territoire de cette bourgade de 10.000 âmes, subsiste encore quelques vestiges... Une petite plaque sur le sol, une fondation en béton marquant l'emplacement du mirador, presque enfouie sous les ronces entourée de grillages, la chambre à gaz... Des capsules pourraient encore y rester m'a dit le guide. Puis des arbres, c'est un bois de feuillus et de résineux, bientôt bons à abattre. Sinon rien! Cet emplacement n'est pas signalé, tels les hommes qui y trépassèrent. Il va succomber, tomber, sombrer dans l'oubli, dans la nuit des temps.

Bien moins connu que d'autres lieux d'internement, pourtant même Kaltenbrunner l'a dit: "Les conditions de vie sont en général plus dures que dans les camps de concentration... où quelques semaines suffisent pour abattre les détenus !".

Groossbeeren... Arbeitserziehungslager... des mots gravés à jamais dans ma mémoire.

1er jour : En route... vers Remscheid

Ce matin du 9 juin 2007 à 8 heures, il faisait beau. C'était un grand jour pour nous deux. Tout vient à point qui sait attendre. Cela faisait un an que l'on en parlait. Le GPS était programmé sur Remscheid, notre première halte avant Berlin.

Les deux intrépides voyageurs vont s'élancer sur les routes. Le pèlerinage commence.

Bonne route... Nach Berlin (vers Berlin).

A midi, nous étions en Belgique. Plutôt que de manger cher et pas forcément bon sur l'autoroute, je proposais à Serge de prendre la prochaine sortie et de trouver un restaurant dans un village. Aussitôt dit, aussitôt fait ! Nous avons mangé simple, mais bon.

Dans le menu qui nous était proposé, tous les deux nous avons pris une andouillette maison avec des frites. Le repas était bien servi et le prix correct. Vers 14 heures, nous remontions dans la voiture pour continuer notre route vers notre première nuitée.

Notre hôtel 3 étoiles à Remscheid.

Après avoir monté nos affaires dans notre chambre, nous allions faire un tour au bar pour nous désaltérer. La seule boisson servie au verre, c'était la bière. Serge fit l'effort d'en boire une et la trouva bonne. A ma grande surprise, il n'était pas contre d'en boire une seconde. Le soir au repas, en bon Français, nous avons pris du vin rouge malgré son prix exagéré mais cela s'accordait mieux avec les denrées commandées. Après une bonne nuit et un bon petit déjeuner, nous avons repris la route vers notre destination finale.

Notre chambre. Serge occupait le lit de gauche.

2ème jour : De Remscheid à Berlin

Le GPS nous indiquait la durée et les kilomètres qu'ils nous restaient à faire avant l'arrivée à notre hôtel à Berlin. Il ne fallait pas y être trop tôt et nous avions largement le temps. Après une consultation studieuse par Serge des différents guides à notre disposition dans l'auto, il me soumit cette excellente idée. "Didier, Grossbeeren se situe sur notre itinéraire. Vu l'heure, je te propose d'y aller pour faire un repérage". Il ne nous restait plus qu'à attendre de voir un panneau de sortie d'autoroute marqué Grossbeeren. Il ne fut pas long à venir.


Il fait soif ! Le mercure a grimpé à 30° le 10 juin. 

La terrasse du restaurant italien, le seul ouvert ce dimanche était la bienvenue ! C'était un dimanche dans la grande banlieue de Berlin. Après avoir parcouru la rue principale, nous avons constaté qu'il n'y avait pratiquement pas de cafés ouverts. Le seul ouvert était spécialisé dans la nourriture italienne mais il servait de la bière. Vu le soleil qui tapait, nous avons bu notre litre chacun.

Serge auprès de notre taxi. Il croyait retrouver un petit village... Après 62 ans, 10.000 habitants, c'est la banlieue berlinoise.

La rue principale. Remarquez les arbres et la largeur des rues. Etonnant... Non ! 

Partout en Allemagne, il y a des arbres, de la verdure. Sont-ils plus écologistes que nous ?

Serge qui avait, contrairement à moi, révisé son allemand expliqua grosso modo à la gérante du restaurant son histoire de prisonnier dans ce qui était à l'époque un village de campagne. Elle nous fit comprendre qu'elle avait plus ou moins entendu parler d'un camp sans connaître sa situation géographique.

Elle nous indiqua avec précision le lieu du mémorial, le Denkmal. C'était pour nous un renseignement précieux. Elle nous parla aussi d'un photographe qui avait des photos anciennes du pays et qui pourrait peut-être nous renseigner plus précisément.

Comme nous étions le dimanche après-midi, il était forcément fermé. Nous sommes convenu de revenir le mercredi suivant. Pour la remercier de sa gentillesse et de ses précieux premiers renseignements, nous lui avons réservé une table pour ce jour.

Dès que nous sommes remontés dans la voiture, nous avons été immédiatement sur le lieu de la gravière pour s'y recueillir et faire des photos. Bien nous en pris, car c'était ouvert. Ce ne fut pas le cas le mercredi suivant.

Serge avait tenu sa parole. Il était revenu en pèlerinage se recueillir sur les ossements de ces infortunés camarades de détention.

A partir du mémorial qui était à l'époque une fosse commune, et des souvenirs de Serge, nous avons tenté de situer le camp dans lequel il avait été incarcéré. Il savait que ce n'était pas loin, mais où ?

Bien entendu nous avons émis des hypothèses, mais un paysage peut énormément changer surtout en soixante ans. Nous avons repris la route de Berlin.

 Le mémorial où sont enterrés des détenus. Ici, était la carrière et la fosse commune.

1289 cadavres !... Des squelettes !

De chaque côté, les plaques portant la nationalité et le nombre de morts. Parmi ceux-ci, j'ai, au moins versé, jeté 10 corps dans cette fosse...et recouvert ces malheureux de chaux vive. Honte à nos bourreaux !

Une plaque souvenir sur les infortunés travailleurs en état d'esclavage,les forçats du régime nazi !

Une autre plaque souvenir... 

Mon coeur bat très, très fort dans ma poitrine... Puis les sanglots arrivèrent... Que je n'ai pas pu retenir ! Heureusement, j'ai eu le réconfort de mon compagnon de pèlerinage !... Didier. 

Après ce premier pèlerinage, nous avons repris la route vers Berlin. Nous sommes arrivés à notre hôtel dans le milieu de l'après-midi. Notre chambre d'hôtel était comparable à celle de Remscheid, même disposition et surface. Bien que nous soyons à proximité de l'aéroport de Berlin-Tegel, nous n'entendions pas les avions.

Notre hôtel, très calme malgré la présence de l'aéroport et de la voie rapide. 

Vu l'heure peu tardive, nous décidons d'aller repérer les lieux à Borsigwald, Holzhauserstrasse. Après avoir programmé le GPS, nous voilà parti. Une agréable voix féminine nous indiquait la route à suivre. Environ 20 minutes plus tard, nous étions à destination.

Une fois sur place, Serge reconnu tout de suite le quartier notamment le pont en fer du train et surtout le cimetière orthodoxe visible du camp ou il avait séjourné. Comme nous étions un dimanche, nous n'avons eu aucunes difficultés à trouver de la place pour se garer.

Plus tard, en semaine, lorsque nous sommes repassés au même endroit nous avons constatés combien il était difficile de trouver une place pour se garer. C'est le problème de toutes les grandes métropoles.

Cerise sur le gâteau, si je puis dire, l'ange que Serge se souvenait voir par la fenêtre de son baraquement était toujours présent. Après avoir déambulé dans ce lieu de recueillement, nous devions nous rendre à l'évidence. C'était le seul ange dans cet endroit. Un grand moment d'émotion !

Un comble pour Serge, lui qui n'aime pas où n'aimait pas la bière, les allemands après la guerre avaient construit une brasserie sur les lieux de son ancien camp de détention. On pourrait presque appeler cela de la provocation.

Après s'être remémoré le camp, le baraquement, la fenêtre..., nous avons déambulés dans ce cimetière calme, verdoyant et pourtant situé en pleine capitale. Une deuxième étape de notre pèlerinage était franchie. Nous sommes rentrés à l'hôtel nous rafraîchir le gosier et déguster un bon repas après cette journée riche en rebondissements.

Le cimetière orthodoxe, préservé des bombes, est situé "Holzhauserstrasse" (Rue des maisons en bois). En 1945, elle faisait environ 5 m de large. Aujourd'hui en 2007, elle mesure 45 m de large. Incroyable !  

Eglise chrétienne orientale de Borsigwald. Sous son aile protectrice des bombes, des sépultures datent de 1840. Elle est bien présente dans ce havre de paix, propice au recueillement. 









L'ange qui préservera Serge des bombes, des sévices Nazis et des balles Viets.

Cet ange a dû me protéger dans les camps de Wulheide et de Grossbeeren.










On aperçoit très bien la croix orthodoxe.

3ème jour : Promenade sur la Spree, et chez "Moustache"

Lors de la préparation de ce voyage, nous avions lu dans différents guides combien il était difficile de stationner en voiture dans Berlin. Au départ, nous devions prendre les transports en commun pour nous déplacer en ville. Mais vu la complexité de leur système nous décidions de prendre le taxi. En moyenne chaque course nous coûta 15 € à deux, et surtout une tranquillité d'esprit dans tous nos déplacements.

Ce matin là, nous devions visiter Alexander Platz. La réception de l'hôtel nous appela un taxi. Serge, qui avait révisé son allemand contrairement à moi, expliqua au chauffeur ou nous voulions aller.

Je fus surpris de voir que ce dernier programmait son GPS. Par la suite, je me rendis compte que tous les taxis berlinois en possédaient un. Vu l'étendue de cette ville, cet accessoire devenait un outil de travail indispensable.

Berlin s'étend sur 45 km d'Est en Ouest et sur 38 km du Nord au Sud, de quoi donner le vertige à beaucoup de capitales européennes. Sa superficie de 892 km2 correspond à 8 fois celle de Paris. Les quelque 3,4 millions d'habitants ne se sentent pas à l'étroit. Quiconque vient à Berlin pour la première fois est impressionné par la largeur des rues, l'alignement ininterrompu des façades, la grandeur des places et la présence de la verdure.

Sur le coup le chauffeur de taxi ne comprit pas pourquoi nous tenions absolument à aller sur l'Alexander Platz. Arrivé à destination, il nous redemanda si c'était bien ce que nous voulions voir. Nous lui avons répondu par l'affirmative. Après l'avoir payé, il partit comme à regrets. Serge qui avait connu ce quartier durant la guerre fut déçu. Impossible de reconnaître quoi que ce soit. Tout avait été rasé après la guerre et reconstruit à neuf . 

Le Berliner Dom situé sur la Spree, rivière qui serpente à travers la capitale. Elle engloutit sous ses eaux des milliers de berlinois en 1945. L'embarcadère se trouve au pied de ce monument.

De nombreux bateaux-mouches s'y croisent. 

Le soleil dardait tant que les ombrelles fleurissaient. 

On apprécie l'ombre lors du passage sous un pont.

Contraste entre immeubles neufs et anciens. 






C'est à cet endroit que les bateaux-mouches viennent faire demi-tour car la Spree y est plus large.

La Fernsehturm (tour de la télévision) apparaît derrière un rideau d'arbres.

Au loin, le dôme en verre du Reichtag. 

Le Reichtag de plus près. 

La nouvelle gare centrale (Hauptbahnhof) monument de verre et d'acier. 

Haut de la colonne de la Victoire, déjà existante en 1944 au Tiergarten, érigée avec les canons pris aux armées de Napoléon. 

Le pont Helmut Von Moltke, Maréchal prussien durant la guerre de 1870 - 1871. Son neveu, Général, fut battu sur la Marne en 1914-1918.

Après avoir marché à maintes reprises sur le tablier du pont Moltke, 63 ans plus tard, Serge y passe dessous. Souvenirs...

La Fernsehturm sur le chemin du retour. 

Cygnes en goguette. 

Après cette promenade fluviale, nous avons visité un petit musée face à l'embarcadère. Il recélait des objets usuels de l'ancienne Allemagne de l'Est. Vu l'heure, nous décidons de marcher un peu dans le but de trouver le restaurant français "Chez Moustache". Ce restaurant nous a été recommandé par Victor, un voisin dans notre rue à Vitry aux Loges.

L'histoire qui suit démontre bien que le monde est petit. Victor, qui était au courant de notre voyage, joue à la pétanque dans un lieu-dit "Le Pesti". Une personne habitant et jouant à cet endroit a un fils qui est restaurateur à Berlin. Quand cette personne a été au courant de notre expédition, il a immédiatement donné des cartes de visite avec l'adresse du restaurant de son fils, en insistant pour que nous y allions.

Le problème était que ce jour nous n'avions pas emmené l'adresse de ce restaurant avec nous. La carte de visite attendait à l'hôtel. Nous recherchions donc ce restaurant dans un lieu ou nous en avions vu beaucoup, mais rien.








La tour de la télévision vue de Marx et Engels Platz. D'après Serge, ici s'élevait le colossal bunker ou les Berlinois s'abritaient : " Nur für Deutscher " (Seulement pour les Allemands). 

Comme le soleil tapait et qu'il faisait soif, nous nous arrêtons dans restaurant et buvons nos bières. Il était aux environs de midi et nous avons téléphonés à nos familles, en France. Après ce rafraîchissement nous avons acheté des cartes postales et avons continué notre recherche.

A un moment, nous passons devant un restaurant dont le menu sur l'ardoise est écrit en français. Serge décide d'y rentrer pour se renseigner. Les cuisiniers français à Berlin se connaissent tous. Rien qu'avec le nom "Chez Moustache", je vois mon Serge qui ressort avec un grand sourire. Il avait l'adresse. En fait, nous n'étions pas du tout dans la bonne direction. Maintenant, il fallait trouver un taxi pour y aller. Nous sommes repartis vers une grande avenue afin de trouver ce mode de transport.

Quelques minutes plus tard nous arrivions "Chez Moustache". Nous lui avons expliqué le pourquoi du comment; Il nous a offert une bière. Il n'était pas loin de 14 heures et nous avons mangé une salade composée. C'était frais. Nous lui avons réservé une table pour le soir même.

En terrasse, d'autres Français et Allemands palabraient entre eux. Le patron du restaurant fit les présentations, ce qui eu pour effet de délier les langues. Serge leur paya un jus de pommes légèrement alcoolisé qui brisa immédiatement la glace. Nous avons parlé de l'emprisonnement de Serge, de la présence de Didier en tant que Force Française d'Occupation, de nos projets de visite.

De gauche à droite, Serge, Moustache, Didier. On ressent l'ambiance des "rades" dès l'entrée. 

L'un d'eux tenait un magasin de bateaux sur le lac de Tegel. Il nous invita à venir le voir. Nous eûmes une réponse de Normand, ni oui, ni non. Cela sentait le traquenard. 

Le soir chez Moustache. Nous en sommes aux rillettes du Mans, faites maison. 

Dîner en terrasse était agréable. Le repas s'accompagnait d'un pichet de "pinard" bien de chez nous. Nous sommes à deux pas de "Moabit" sans le savoir ! Dommage... 

Bien entendu, nous avons offert l'apéritif à notre restaurateur. Au fil de la discussion, il nous apprît qu'il se rendait chaque année en France pour rendre visite à ses parents et qu'il allait jouer à la pétanque à Vitry aux Loges. Nous lui avons aussitôt proposé de venir nous rendre visite et prendre une légère collation lorsqu'il serait là. Victor, notre voisin nous préviendrait. Le comble de l'histoire était que deux français, en visite à Berlin, voyagent si loin pour savourer des spécialités françaises.

4ème jour : Chez "Bruno", musée Interalliés

Serge avait l'adresse d'un autre Français Bruno, fils de Claude Gibard un ancien d'Indo et à l'U.N.P. Orléans (Union Nationale des Parachutistes), resté à Berlin. Après quelques péripéties pour trouver son magasin, lui aussi nous a reçu à bras ouverts. Bien qu'il ne fasse pas restaurant, nous avons pu y casser la croûte.

Là encore, nous avons goutté quelques produits bien de chez nous. Il gère un magasin spécialisé dans les produits français. Comme il n'a jamais voulu que l'on paye ce que nous avions consommé, d'un commun accord nous lui avons acheté des cartons de vin.

De fait, nous avons ramené de Berlin du vin français acheté en Allemagne. Ce qui comptait surtout pour nous, c'était que ces bouteilles soient marquées "Cuvée Bruno". Pour nous, c'est le rappel d'un excellent souvenir commun.

Serge et Bruno. Un petit blanc en ce matin de juin 2007 dans un magasin de produits français sur la Berliner Strasse. 

Serge et Bruno devant l'entrée de son magasin. 

Deux heureux pèlerins français devant le magasin de Bruno. 

Nous lui avions parlé d'aller voir le musée du mur. Il nous le déconseilla, disant qu'il y avait énormément de monde et que des choses à lire. Par contre, il nous conseilla d'aller visiter le musée Interalliés, beaucoup plus intéressant selon lui et en plus gratuit. Comme ce n'était pas loin de chez lui, il nous dit : "Je ferme le magasin, je prends ma voiture et tu me suis avec la tienne". C'est bien d'être son propre patron. Arrivé sur place nous nous sommes dit au revoir. Nous venions encore de connaître quelqu'un de sympathique.

Serge et Didier visitèrent ce musée qui s'avéra effectivement instructif. Ci-dessous, deux photos prise sur l'esplanade du musée Interalliés.

Avion ayant participé au pont aérien lors du blocus de Berlin. 

Wagon du Train Militaire Français de Berlin, surnommé aussi "Tu Me Fais Bander". Didier les a bien connus durant son année de service militaire. 

5ème jour : Souvenirs à Grossbeeren

C'est sûrement le jour le plus important de notre séjour à Berlin. Tout d'abord, effectuons un petit rappel. Nous avions réservé une table pour ce jour dans le restaurant italien dont la serveuse avait fait l'effort de nous renseigner. Pour nous, c'était une forme de dédommagement, de remerciements.

Après avoir bu une bière, la serveuse nous indiqua l'adresse d'un photographe qui avait des photos anciennes de Grossbeeren et qui pourrait peut-être nous renseigner. Nous y allâmes.

Au magasin, nous étions reçus par la femme du photographe. Serge lui expliqua la raison de notre venue dans cette ville. Elle comprit tout de suite l'importance de cette visite. A partir de ce moment, nous n'avons jamais vu quelqu'un se démener autant pour trouver une personne capable de nous renseigner. Après de nombreux appels téléphoniques à droite et à gauche, elle finit par trouver une personne qui savait ou se trouvait le camp.

Le problème était de retrouver cette personne à un endroit précis et nous ne connaissions pas la ville. Un client du magasin, venu pour des photos d'identité, était en voiture. Il proposa que nous le suivions pour nous mener au lieu de rendez-vous. Avant de partir vers ce lieu, nous avons acheté à cette dame quelques cartes postales représentant le vieux Grossbeeren. 

Carte postale de Grossbeeren.

Un bonjour de Grossbeeren.

La rue de la gare.

Route de Berlin, le bureau de poste.

Le château de Grossbeeren.

L'étang du sacristain, aujourd'hui une base de sports nautiques.

Qui en France, se souvient de ce village prussien situé à environ trente kilomètres de la capitale allemande, Berlin ? Peu de monde à notre époque actuelle. Pourtant, sous le 1er empire, ce nom a fait pleurer certaines mères après la bataille qui s'y déroula. En effet, le 23 août 1813 et les jours précédents, ce petit bourg fût l'objet de rudes combats. Permettez que j'entre dans l'histoire:

Oudinot commandait les "Grognards" rescapés de la retraite de Russie et les "Marie-Louise" maintenant aguerris que l'Empereur avait réussi à lever en France. Au mois d'avril, la campagne de Saxe avait commencé. L'armée russe, en bien meilleur état que celle des français, avance lentement. Elle occupe les grandes villes dont Berlin. Les Français reculent... en ordre, mais reculent. Frédéric-Guillaume II, roi de Prusse, hésite longtemps sur le meilleur parti. Il se décide à rejoindre le tsar Alexandre. La Prusse déclare la guerre à la France le 17 mars 1813. Elle s'engage à fournir 80.000 hommes et organise la "Landwehr" (défense du pays) et la "Landsturm" (troupe d'assaut). Le 25 avril 1813, Napoléon 1er rejoint son armée, la campagne d'Allemagne fait rage. Après bien des heurts entre les belligérants, nous voici devant Grossbeeren !

Carte postale représentant la bataille de Grossbeeren au cimetière le 23 août 1813. Quelques détenus y reposent ... Très, très peu ! En contre bas, la gravière et la fosse commune.

Carte postale avec le Général Bülow, le restaurant Max Laube, les deux monuments Denkmäler et Denkmal élevés en souvenir de la guerre de 1813 - 1814.

Bülow, lieutenant général sous les ordres de Bernadotte, à la tête de son 2ème Westprussiches Infanterie Régiment fit reculer les Français, après de furieux combats qui se déroulèrent dans la plaine. Une dernière bataille rangée eu lieu dans le cimetière, ce lieu de repos éternel dont je vous reparlerais... Bülow devint "Graf von Dennewitz" (Comte de Dennewitz) en 1814. Une statue de marbre à son effigie fût érigée à Berlin. Tandis que le maréchal Oudinot, qui reçut 32 blessures au cours de sa brillante carrière, était présent à Fontainebleau le 4 avril 1814 près de l'Empereur. Les déchirants adieux!

Mais revenons à Grossbeeren qui se traduit en français par " grande fraise". Non loin du bourg, une stèle du souvenir se dresse sur un petit mamelon. Un monument de granit sombre en forme de pyramide s'érige avec sur deux faces des plaques commémoratives sur lesquelles on peut lire :

Nos os doivent blanchir devant Berlin, pas derrière.

En souvenir de la victorieuse bataille du 23 août 1813 à Grossbeeren.

Après avoir jeté un regard circulaire, interrogateur, Didier et moi avions pensé à ces bois lointains. C'est drôle, non, car c'était bien là !

Après avoir écouté mes récits devant cette plaine, Didier lui aussi est grave. A ce moment, nous ne savions absolument rien du chemin pour se rendre au camp.

C'est triste, froid, pesant à l'instar des cimetières militaires allemands. Après ces évènements, ces combats qui résonnèrent dans les plaines, le village retombera non pas dans l'oubli, mais dans la quiétude du temps... La canonnade, les cris, les plaintes des soldats de l'an 13 se sont tus. Grossbeeren est entré dans l'histoire pour la première fois.

Après la prise du pouvoir par un ex-caporal, l'Allemagne est secouée. La montée du Nazisme gagne du terrain. En 1934 à Grossbeeren est créé un "foyer de Berlin", temple des chemises brunes ou flotte le drapeau à croix gammée. Le bruit des bottes, les tambours et les fifres résonne, les oriflammes s'exhibent, la jeunesse hitlérienne salue le bras tendu... Quelques années passent. Après la guerre éclair, le peuple allemand jubile. Les soldats du IIIème Reich sont vainqueurs sur tous les fronts.

La "Maison de Berlin" siège des Nazis en 1934. On remarque le drapeau à croix gammée.

Toutefois, dans la plaine, à l'écart, hors la vue, une besogne de mauvaise augure s'accomplit. Derrière un rideau d'arbres formant écran, Sperr et sa clique de l'organisation Todd établissent, montent un camp. Des baraquements en bois bien alignés face à un terre-plein aménagé qui servira de cour d'appel avec au centre un bassin. Entouré de deux hautes clôtures de fils de fer barbelés, sous la garde d'une tour armée d'une mitrailleuse, un camp disciplinaire, un camp de sûreté défigure la plaine historique. C'est un "Arbeitserziehungslager" (A.E.L) en 1942.

Mais qu'était donc ce camp où tout était rassemblé afin que les futurs occupants puissent passer un séjour dont ils se souviendraient... Si toutefois, ils en sortaient. Les premiers pensionnaires furent des Allemands qui avaient osé résister où critiquer le régime nazi dès 1936. Pour bien situer ce "paradis", je cite Kaltenbrumer, chef de la police d'Etat, de la branche SD de la SS remplaçant Heydrich, abattu par la résistance tchèque qui déclarait et notait en mai 1944.

"On doit tout d'abord constater que les A.E.L ne constituent pas un séjour de repos. Les conditions de vie sont en général plus dures que dans les camps de concentration, les KL. Cela est nécessaire pour atteindre le but recherché, fixé et possible car la détention par mesure de sécurité ne dure que quelques semaines, au maximum quelques mois... Il convient de rééduquer ces mauvaises têtes... D'ailleurs, pourquoi se compliquer la vie puisque les détenus des A.E.L travaillent gratuitement comme ceux des camps de concentration. Donc ils produisent...".

Ces camps A.E.L capables de transformer un homme en si peu de temps en animal servile, il y en avait deux sur Berlin... Wulheide et Grossbeeren...

Ce sont les antichambres des KZ (Konzentrationslager) dans ce monde concentrationnaire où se donnent rendez-vous les saboteurs, les évadés repris, les fortes têtes. Ils évoluent dans un univers créé pour mater les plus durs, pour briser les volontés les mieux forgées. Une différence fondamentale, on peut en sortir avec beaucoup de chance...

Si on en revient, la vue de ces individus brisés, amaigris par les mauvais traitements, flottant dans leurs vêtements prend une allure dissuasive très efficace. Tous les témoignages sont identiques et fournissent la même description du travailleur à son retour... Une santé altérée, le crâne rasé, une migraine effrayante, son regard qui nous fixait sans nous voir : "On ne l'a pas reconnu". Les Nazis ne plaisantent pas avec ceux qui osent leur résister et les défier.

L'entrée du camp se fait sous un aspect militaire et au premier abord, rien ne décèle l'arrière camp réservé aux hôtes de Kaltenbrumer. Des baraquements bien construits avec le nécessaire pour y vivre normalement, dans lesquels seront logés les officiers SD, la Waffen SS, les gardiens... Faisant face, un chenil pour l'instant inoccupé ou viendront prendre place des "Dobermans" à la terrible mâchoire et dotés d'une grande puissance de vitesse... De "jolis toutous" qui sont dressés pour mordre, égorger, rattraper et déchiqueter leur proie en moins de deux. Ces "mignons clébards" s'attaquaient aux parties sexuelles en premier ou à la gorge dès que la victime était à terre. L'un de ces clebs était entraîné à mordre cruellement les mains qui pendaient naturellement en tenant la "cuvette-gamelle" lors de la file d'attente pour obtenir la soupe du soir... Charogne !!! Beaucoup d'arrivants subirent ce châtiment...

Je narrerai un fait plus loin dans mes écrits. A la suite de ces "maisons en bois" se trouvaient les cuisines, l'infirmerie (lazaret) où normalement on devait trouver aide et assistance... Normalement!

Qui étaient donc ces geôliers ? Les SD (Service de sécurité), tous des Nazis, SS à la tête de mort en uniforme "feldgraü", commandaient, dirigeaient, faisaient l'appel mais n'accompagnaient jamais les détenus au travail. Cette besogne de second ordre était confiée aux SS de l'armée à Vlassov. Composée de Lettoniens, Lithuaniens, d'Ukrainiens et de Russes, engagés dans la Waffen SS sous les ordres du général SS Helmut Von Panwitz. Incroyable, mais vrai, des Russes rangés aux côtés des Allemands ! Il y eut 4 divisions Vlassov.

Ces jeunes "enfoirés" parlaient un allemand très rudimentaire, approximatif et très difficile à comprendre. Sanglés dans leurs uniformes portant les insignes SS, seul le bord du col les différenciait. Le "kragen" était rouge ! Ce furent de véritables brutes, des assassins ! Ce sont eux qui escortent, encadrent les "kommandos" de travail. Ils sont toujours par deux. Ils tirent sur les piafs, parfois sur un détenu prétextant que le malheureux a tenté de s'évader...

Tandis que les pauvres prisonniers sont tremblants de peur, anxieux, inquiets, angoissés tel des bêtes apeurées, ils courbent l'échine... L'esprit de servitude, de soumission est de rigueur. Ici, personne ne se rebiffe... Sinon c'est la mort ! Les détenus ne doivent jamais regarder leurs gardiens dans les yeux, il faut baisser la tête dans une attitude humble, très humble. Les moindres velléités sont détectées et punies par 25 coups de "schlage" appliqués sur le cul. C'est le tarif ordonné par les "Teutons".

Voici comment se passait le châtiment exécuté par les "kapos". Le condamné, nu, était contraint de se plier. Un Kapo lui tenait la tête, un autre lui enfonçait un tabouret dans les jambes derrière les genoux et un troisième lui posait une serviette mouillée sur les fesses, puis lui appliquait les coups. Cela fait horriblement mal. Tous crient, certains hurlent sous la douleur et parfois urinent. Le fessier devient bleu et le malheureux ne peut s'asseoir pendant de nombreux jours. Tout cela se passait devant les détenus... Pas un ne bougeait...

Un stage dans ce camp détruisait les âmes les mieux trempées. Les corps les plus robustes, après des journées de travail de 10 h soit aux poteaux, soit aux tranchées, soit à la carrière, étaient exténués, effondrés moralement, physiquement, tenaillés par la faim omniprésente. Ils sombraient dans le sommeil, tel des bêtes de somme !

Tous ces hommes abattus, amaigris ont besoin d'espoir... Chaque jour, ils espèrent entendre leur numéro à l'appel du soir... La libération... Ils en sont arrivés à ne plus se parler. Les regards sont vides tels des yeux de bovidés qui se cernent, les joues qui se creusent. Ils traînent avec eux toute la misère du monde, poursuivis par les cris, les coups de bottes, de crosse de fusil dans les côtes de la part de ces voyous russes, vendus à l'ennemi. Ces traîtres vont empoisonner l'existence des détenus, leur faire si peur, leur donner la mort selon "leur bon plaisir".

Ici, à Grossbeeren dans ce coin d'Allemagne, personne ne sait que vous y séjournez. Seule la Gestapo le sait ! Après un jugement sommaire, arbitraire, passé dans l'enceinte de la prison d'Alexander Platz, où tout se dit en allemand, en quelques instants très courts, un officier SS vous condamne. En un trait de plume, il peut "gommé une vie". Nous ne comptons déjà plus. Le détenu devient "untermenschen", c'est-à-dire un "sous homme", tout juste bon à devenir un esclave. Et c'est bien ce qui se passait à Grossbeeren... des N.N...

Tandis que la fin tenaillait les corps, que la peur torturait les esprits des infortunés prisonniers, les bourreaux, eux, ne semblaient pas être le moins du monde gênés par le remord. Les ressortissants de 25 pays seront les invités des Nazis qui offraient, en guise de banquet, une pitance très maigre. En effet, tous les soirs, après un appel interminable, debout par tous les temps sur ce fameux terre-plein, une soupe était distribuée.

Tout d'abord les détenus, en file indienne, prenaient une gamelle en forme de cuvette empilée l'une dans l'autre puis un bouteillon venant des cuisines. Le kapo servait une louche de bouillon où nageaient des morceaux de choux, de betteraves, de carottes, de rutabagas... Parfois, quelques bouts de viande accompagnaient cette soupe. Alors, c'était un festin ! Il fallait voir ces affamés se ruer sur cette nourriture, poussant avec leurs doigts les rares légumes où tranche de pain parfois moisi. Dans ce paradis, personne ne possède ni cuillère, ni fourchette, encore moins de couteau. Tout est calculé pour mortifier, avilir les "esclaves".

La soupe du soir servie à tout le monde sera la seule chose chaude de la journée. Seul le "kommando de travail" recevra au moment de sa désignation la musette mangeoire contenant une tranche de pain complet recouverte de marmelade, juste de quoi boucher les trous, où un morceau de margarine où des rondelles de saucisson. Ce bout de gras où ces rondelles seront partagés, distribués par l'un des accompagnateurs, en l'occurrence un gardien SS qui selon sa volonté, sous un prétexte même fallacieux, peut priver de sa pitance un détenu qui ne lui revient pas et en faire profiter un "chouchou" ou un délateur.

Avec le travail à fournir, des journées de 10 heures, le manque de "bouffe", les carences font des dégâts. En une semaine, certains gars perdent 10 kg. Au bout de trois semaines, un mois, ce sont des squelettes vivants. Comme ils n'ont plus de forces, ils restent au camp et finissent au "Lazaret" et meurent épuisés, vidés, la dysenterie s'étant emparée de leur corps. Quand à leur âme, personne ne s'en préoccupe... Grossbeeren est sorti de la main de Dieu !

Oublié de tous, pour l'instant, c'est un numéro qui s'en va. Il ira attendre le prochain chariot, direction la fosse ! Au "Lazaret", une pièce est réservée à cet effet. Qui peut dire, c'est untel qui est mort ? Personne ! Personne ne se connaît, juste un regard rapide presque indifférent sur le cadavre. L'instinct de survie hante tous les esprits... Il faut sortir coûte que coûte de cet enfer où la Gestapo a plongé les silhouettes grises des détenus qui triment sans renâcler. Ici, à Grossbeeren, on plie où on meurt. Il n'y a pas d'alternative.

Le seul endroit précis des alentours qui apparaissait très nettement à la vue des "forçats", c'était cette petite pyramide noire qui se détachait sur la ligne d'horizon, seul point de repère visible, la fameuse stèle du souvenir des combats de la campagne de Prusse. Mais, ici, tous sont dans l'ignorance de cette signification. Là, je vais ouvrir une parenthèse. La date inscrite "1813-14" indique l'année où eurent lieu les batailles. Hasard, destin, coïncidence, un détenu va se voir attribuer le même numéro de matricule. Je vous le présenterais un peu plus loin dans le récit.

Mais revenons à l'obsession qui hante tous ces pauvres diables. La libération! Car bien entendu, aucun d'eux ne sait combien de jours, de semaines, de mois il devra rester "l'hôte de l'arbeitsziehungslager". Cela dépendait du"juge" et de la gravité des faits reprochés. Sabotage et plusieurs évasions écopaient du maxi, c'est-à-dire trois mois ou 8 sur 10 moururent. Les fortes têtes, une évasion, un refus de travailler, frapper un "maester" où un "werkschuss" donnait un minimum de 6 semaines. L'incarcération et la libération se faisaient très rapidement. En quelques heures la chose était entendue. Il faut le dire, les "Fridolins" avaient de l'organisation...

Mais, comment se passait donc la mise derrière les doubles clôtures munies de pointes, les barbelés... Ces fils de fer à la triste histoire que des millions et des millions d'hommes connaissent. Presque tous arrivaient de Berlin, de la prison d'Alexander Platz. Cette vieille maison d'arrêt, vétuste, insalubre où vivaient et s'entassaient des prisonniers dans d'affreuses conditions de promiscuité dégradante. Afin d'habituer les estomacs au régime alimentaire qui les attendait, la nourriture y était très, très maigre. C'était ce que répétaient les "shupo" (policier berlinois) qui gardaient "L'hôtel de luxe". Par contre, eux, gueulaient fort mais ne frappaient pas ou rarement.

La durée d'emprisonnement ne durait guère plus de 10 jours. Toutefois, deux noms se colportaient parmi les détenus. Whulheide et Grossbeeren... Le premier avait meilleure réputation; moins dur, moins inhospitalier où les peines étaient plus courtes entre 4 et 6 semaines. A Whulheide, les condamnés travaillaient presque tous pour le compte de la "reichbahn" (SNCF allemande). Ils réparaient les voies ferrées et étaient sous la garde des "shupos", mais la direction était les SS SD. Il y eut des morts, mais beaucoup moins que dans le second camp.

C'est avec effroi, avec une certaine grimace que le nom de Grossbeeren était prononcé... et pour cause. La hantise de partir là-bas était ressentie par tous. Je venais de la prison de Magdebourg où j'avais purgé deux semaines, puisque c'est sur le terrain d'aviation de cette ville que je fus arrêté en pleine nuit par une patrouille de la "luftwaffen". Je m'étais égaré... Après des nuits et des nuits de marche depuis Berlin, c'était ma troisième évasion, ce fut ma dernière.

C'est pour cela que ce matin de Décembre 1944 dans la cour de la prison d'Alexander Platz, je monte avec d'autres compagnons de misère dans un camion bâché sous la garde des SS. Je crois savoir ou je vais. En effet, l'officier faisant fonction de juge me dit: "On ne s'évade pas de Grossbeeren... Mein lieb freund (Mon cher ami)" avec un sourire en coin. Un plaisantin ce "sturmbannführer". Après une bonne heure de route, le camion s'arrête. Sans ménagements, on nous fait dégringoler du véhicule.

Ca commence! Devant mes yeux sur le fronton de la porte une inscription "arbeit macht frei" (Le travail rend libre), la même qu'a Whulheide. Le comité d'accueil est représenté par les "Kapos". Un officier SS plastronne, les jambes écartées. Il cingle ses bottes d'une fine cravache. Le gradé jubile. A son air vache, je détecte chez cet "enfoiré" toute la morgue, la haine, le mépris des Nazis envers les "sous-hommes" que ce groupe de détenus représente. A ses yeux, ne sommes-nous pas des serfs taillables et corvéables a merci! Même les chiens, dans leur chenil, grognent, sautent sur leur clôture. Ils sentent la chair fraîche!

Sur un signe du "Chat botté", les kapos qui, jusqu'à présent se tenaient cois, entrent en action. Les vociférations "loss, schnell, bewegung" pleuvent et c'est au pas de gymnastique sous les coups de "Goumi" que la petite troupe des nouveaux pénètre dans l'antichambre du malheur et du désespoir... Le camp des détenus.

L'officier, lui, est reparti avec sous le bras un carton. Ce sont nos dossiers, enfin ce que la Gestapo lui a confié. Les quelques détenus rencontrés font peur, tant ils sont maigres. Très rapide ment nous arrivons sur le terre-plein et ordre nous est donné. A poil! C'est une habitude dans ce pays de faire déshabiller les gens. Il est vrai qu'un homme nu se sent rabaissé, ramené à un degré inférieur, amoindri, humilié.

Pas besoin de tondeuses, nous sommes déjà passé par là en prison à Berlin. De plus, il fait froid en ce mois de décembre. Des prisonniers nous apportent des tas de frusques grises ou chacun se débrouille, se démène... Une chemise en coton bleu, une veste, un pantalon... Sur les jambières et dans le dos un grand GB y est peint en blanc où en noir ? Ma mémoire me fait défaut. Après 63 ans... Puis c'est au tour des "mutzen" (béret rond) gris eux aussi. L'ensemble est en coton ou un tissu approchant mais nous sommes toujours pieds nus sur un sol presque gelé. Nos vêtements civils ont disparus, emportés par les hommes du "kommando". Pas un mot, pas un geste n'a été prononcé, effectué... Il est interdit de parler.

Nous sommes méconnaissables dans nos "uniformes", mal fagotés, qui reniflent la désinfection tandis que tous nous tapons des pieds. Nous devons avoir l'air ridicule, car dans le mirador les deux gardiens rigolent. Il y en a même un qui fait semblant de nous tirer dessus avec le MG 42. 

Enfin, voici les chaussures. Ce sont des godasses, des godillots au cuir racorni, desséché... usés. Il y a également des galoches en toile. J'en saisis une paire. Un Polonais la voulait. Il essaye bien de me l'arracher, mais je tire plus fort et j'enfile les "grolles" qui me font mal aux pieds. Je me suis souvenu des porteurs de vieilles chaussures à Whulheide. Ce fut un calvaire pour eux! Bien entendu, l'intendance ne fournit ni chaussettes, ni bretelles ou ceintures. Il faut rouler le bord de son froc! Mes "Ribouis" s'habituent plus vite à l'enveloppe de toile qu'au cuir desséché. Encore qu'il va falloir roupiller avec les galoches près du corps, sinon le matin, elles auront changé de propriétaire. Et oui, c'était ainsi...

Un des "Kapos" hurle "achtung" (Attention). Nous devons nous figer au garde à vous. Cela veut dire qu'un SS s'approche. En effet, le "Chat botté" va nous servir le règlement du camp, en Allemand. Ici, c'est facile, tout est "verboten" (défendu) Puis arrive l'instant ou l'homme devient un numéro: "Cramard Serge, number 1814"... C'est fini... Désormais, je suis ce numéro, rien d'autre. A chaque appel, il faut immédiatement à l'énoncé de celui-ci répondre "Hier" (Ici, présent). S'il répète, c'est une punition. Cela peut aller, suivant son humeur, de 2 coups de cravache jusqu'à la mort! Oui... La mort! Il le fit deux fois durant mon séjour.

La récréation terminée, sous les coups de"Goumis" des infectes "Kapos", on nous pousse vers un baraquement. Nous sommes logés par 30... 10 rangs de 3 lits superposés sans matelas... Des fils de fer tendus très serrés avec une couverture. C'est tout ! Pas d'armoire. Rien. Il est vrai que nous ne possédons plus rien, hormis notre courage, notre volonté de survivre. A cet instant je suis devenu un loup solitaire, faisant abstraction du monde qui m'entoure, ne pensant plus à ma famille... Et il le fallait, oublier. Mon seul but était de survivre, survivre... Mon ange gardien saura-t-il me préserver des tourments, des épreuves qui m'attendent ?

Après l'appel interminable du soir, la soupe avalée, je plonge dans un sommeil bestial. La première journée est passée ! A cinq heures du matin, je suis réveillé en sursaut. Les "Kapos" de service cognent sur la porte en hurlant "Aufstehen !" (Debout !). Dans quelques minutes ils vont repasser et, devant cette porte, nous devrons être tous alignés peu importe la météo. Puis, ils entrent dans la piaule, examinent et désignent deux "gars" qui devront emporter la "tinette" contenant l'urine et les matières fécales. Comme celle-ci n'a pas de couvercle, elle exhale ses odeurs nauséabondes, qui certaines nuits seront insupportables. Une corvée très agréable comme vous l'imaginez !

Nous réintégrons "la chambrée" pendant que la corvée "caca" s'effectue. Il y a deux autres français parmi les heureux hôtes des nazis. Rapidement, ils expliquent la suite des évènements, rituels journaliers. Aujourd'hui, disent-ils, nos "Kapos" ne sont pas très méchants mais, attention, ils parlent français. Ce sont des Luxembourgeois où des Flamands. Alors, qui sont ces "Kapos" ?

Ce sont des détenus comme nous, triés sur quel critère ? Mystère ! Si... Ils "jactent" le fritz et font la sale besogne des "boches". Ils sauvent leur peau en crevant celle des autres. Ils sont armés du fameux "gummi", matraque de caoutchouc de 60 cm de long. Elle fait très mal ! Tous les prisonniers de Grossbeeren y ont goutté plusieurs fois, puisque ces "traîtres" tapent à qui mieux mieux, à bras raccourcis sur le pauvre troupeau d'êtres humains mis à leur disposition. Au moment de leur libération, ils partaient à part. Où allaient-ils ? Rejoingnaient-ils les waffen SS ?

Ils partaient en bonne santé, ayant bénéficié d'un régime de faveur. Ici, la bouffe c'est de l'or, c'est la survie. Je me répète peut-être, mais manger c'était le point fort de notre esprit. Notre corps était à la recherche de la "bouffe" d'une façon constante. Je crois que lorsque la faim est là, toujours présente, qu'elle torture le ventre, qu'elle est prépondérante, l'homme est capable de se "damner" pour un quignon de pain. Beaucoup de Slaves firent partis de cette cohorte d'abrutis. Il faut le dire. La vérité, c'est comme le soleil, ça fait mal quand on la regarde en face.

Mais revenons dans la chambrée, où nous attendons les coups de sifflets qui ordonnent le rassemblement sur le terre-plein. En ordre, sur trois rangs, sous la lumière des projecteurs placés aux quatre coins du camp et sous la surveillance de la mitrailleuse du mirador, nous marchons. Le camp n'était pas énorme, au plus 7 ou 8 baraques. L'effectif des condamnés, sans cesse renouvelé, par une rotation orchestrée par Berlin, ne devait pas dépasser 200 à 250.

Dans les chemins de ronde, les casques brillent tandis qu'un cliquetis d'équipement militaire s'entend, mélangé aux aboiements des chiens compagnons des sentinelles. Nos gardiens portent sur la poitrine une forte lampe à piles dont le rayon lumineux balaie le chemin, et parfois accroche le regard des Dauberman qui reflète leurs yeux de fauve prêt à dévorer ... Ca fait peur !... Ca fout les boules !...

Le "chat botté" fait son entrée, suivi par l'escouade de SS casquée avec le fusil à l'épaule. Ce sont les "anges escorteurs" des kommandos du travail. Alors, l'appel va commencer, épuisant, interminable ou seront distribués des coups aux malheureux qui feront répéter le "lagerführer". Nous nous présentons toujours en rang. "Kommando 8" annonce l'officier. Aussitôt, les kapos comptent 20 bonhommes. Deux SS se détachent ainsi que 4 kapos et nous nous dirigeons vers une baraque d'où d'une petite fenêtre une musette va être donnée. C'est la musette mangeoire pour la journée. Elle est confiée à l'un des kapos, et nous prenons le chemin du travail. Dès que les SS s'étaient avancés vers nous, les culasses des Mauser furent manœuvrées. Le fusil était prêt à tirer, le cran de sûreté fermé. L'arme fut remise à l'épaule, à la bretelle. A partir de cet instant, les deux soldats disposent de nos vies.

Il fait à peine jour. Il doit être entre 7 h 30 et 8 h. Il ne fait pas chaud. Nous marchons dans les bois puis nous arrivons à une clairière où se dresse une cabane. C'est ici le chantier, un abattage de pins. J'hérite d'un petit passe-partout et durant des heures, je vais scier par tronçons les fûts écorcés, aidé dans mon travail par un hollandais qui maniait mieux que moi, au début, l'engin. La cadence est assez lente bien qu'éreintante. A midi, nous eûmes droit à la tartine de pain empâté. L'après-midi, j'empilais les rondins de bois qui devaient servir, parait-il, de bois de mine. Il ne se produisit rien durant cette journée. Vers 4 h, nous rentrâmes au camp... Exténués... Où après encore cet appel, nous reçûmes notre pitance.

Les kommandos variaient. Le plus dur, c'était la gravière. Il fallait extraire les cailloux de la carrière, avec presque rien dans le ventre, transporter, pousser les wagonnets, charger, piocher, éviter les accidents, les reproches, les coups et garder le moral. Voir ses compagnons de misère tombés de fatigue, roués de coups, finir au lazaret, puis dans le trou. Il fallait avoir une santé de fer, un moral d'acier pour résister à un tel régime.

Les vents de la mer du Nord ou bien ceux de la Baltique commençaient à souffler fort. Toujours est-il que le thermomètre était à la baisse. Malgré cela, nous devions nous laver avec l'eau que crachaient quelques robinets dans les "Waschraum" (lavoir), toujours sous la surveillance des "kapos" goguenards. Bien entendu il fallait produire, donc rien de changé, nous allions au travail.

Un matin à l'appel, le "chat botté", avant toute chose, énuméra un matricule. Aussitôt un grand gars sorti des rangs et vint "mutzen" à la main, se présenter dans une attitude docile devant le "lagerführer". Celui-ci se mit à débiter des paroles injurieuses et donner un ordre, ponctué d'un coup de cravache en travers du visage. Le malheureux se déshabilla et dut se mettre à plat ventre, face contre terre. Un SS accompagné d'un chien, apparu. Apparemment, l'infortuné gars à poil comprenait bien l'allemand. Vu sa grandeur, j'ai compris qu'il s'agissait d'un Hollandais.

Le soldat entraîna le détenu jusqu'au bassin où l'eau de surface était recouverte d'une mince couche de glace. Il fit grimper le puni sur le plat de la barrière qui entourait la réserve d'eau. Le pauvre garçon devait courir. En cas de chute, il avait le choix soit de tomber dans l'eau glacée, soit la morsure du chien. Il chuta plusieurs fois dans la "flotte", transi, gelé, claquant des dents. Il remonta. Il devait courir, courir... Il tomba à terre... Alors le chien le mordit cruellement et cela à maintes reprises... Il criait, il hurlait... Ses jambes et ses mains étaient rouges de son sang. J'ai prié à ma façon. J'ai fermé les yeux. Puis un grand silence... L'homme était mort au pied du SS et de son maudit "clébard"... Tous, nous avions assisté à cet horrible spectacle, sans bouger, sans un geste... Etions-nous devenus des lâches, des couards ? Non ! La petite gueule noire du MG 42 du haut de sa tour nous tenait en respect, nous imposait le respect de la mort.

Qu'avait bien pu faire ce Néerlandais pour mériter un tel châtiment ? Nous ne le saurons jamais. Cet "enfoiré" de SD avait des colères terribles. Il sema la peur, la terreur, parmi nous. Il tua à plusieurs reprises, à bout portant d'une balle dans la tête, de malheureux prisonniers agenouillés devant lui. Je n'exagère rien, hélas... Qu'avaient-ils fait, ces pauvres serfs ?

Mais si les armes à feu tuaient, il existait une autre forme de trépas plus sournoise, plus insidieuse. La furonculose ! Cette maladie se caractérise par des furoncles récidivants. Sans traitement antiseptique, antibiotique, cette infection aigue sur un corps affaibli, en état de dénutrition provoque rapidement une septicémie avec le grand saut au bout.

Après un séjour de deux mois, j'attends tous les jours ma libération, et j'ai un furoncle sur le coté de ma jambe droite, gros comme une pièce de cent sous, qui me torture depuis plusieurs jours. J'en porte encore la trace... J'ai peur, quoi faire ? Personne ne donne de conseils, d'ailleurs à qui en demander ? Mon ange gardien, ma jeunesse, ma robustesse... Allez savoir ! Après une semaine d'angoisse, de souffrance, le vilain mal se guérit... et je ne vis pas réapparaître d'autres formes. Décidément, après mon avant bras droit qui reçut la brûlure d'une cigarette nazie, j'en porte aussi la trace, l'air d'outre Rhin ne me valait rien. Avant de poursuivre les derniers jours qui me restent à purger ici, à Grossbeeren, j'ai une ou deux narrations encore à écrire. La première, afin de bien marquer l'état d'égoïsme dans lequel nous nous trouvions.

Un jour à la distribution du travail, à la répartition des kommandos, le "chat botté" au hasard me fit sortir des rangs. Sur l'instant, éberlué, j'eus "la trouille". Que me voulait-il ? Il me laissa là planté, debout, mon béret à la main. Un kapo vint me chercher et nous nous dirigeons vers le quartier militaire, moi muni d'une pelle, d'un balai et d'une brouette. La sentinelle vint nous ouvrir le passage menant au chenil, tout en maugréant dans son charabia. Cet imbécile me fit comprendre que je devais nettoyer les locaux. J'avais déjà pigé avant qu'il ne s'évertue, sinon que serai-je venu faire ici ?

Le kapo était resté en arrière, les Dobermans ne toléraient que l'odeur de la soldatesque et la vue des uniformes. Pas très rassuré, j'entrais dans la cour cimentée. Les bêtes étaient enfermées et je ramassais les crottes, les déjections, je lavais le parterre au jet. Les "amis" à quatre pattes étaient bouclés dans un autre entourage face à leurs logis en briques qui leurs servaient de niche. Soit ils étaient couchés ou au grillage. Je remarquais que plusieurs chiennes avaient mises bas. Des chiots gambadaient à leurs côtés.

Dans l'angle de l'une de ces niches, mon regard se posa sur une gamelle où subsistait encore de la pâtée. Tel le renard par l'odeur alléchée, je ne pensais plus qu'à cette pâtée si tentante bien quelle fut un peu reniflée, flairée, piétinée par les petits chiens. Peu importe, je faisais une fixation sur cette gamelle... Ventre affamé n'a pas d'oreille. Aussi, dès que le gardien eut fait passer les canidés dans la cour propre, je curais, je briquais les niches une à une avant de mettre le "Grézil". J'ai ramassé à la main le restant des chiens et je l'ai mangé rapidement, avidement, goulûment, aussi vite que possible. Ah!... Que c'était bon !... Mon estomac était calé depuis tant de jours qu'il avait famine...

De plus en passant devant les baraquements des cuisines, une patate cuite à l'eau tomba devant ma brouette, jetée par un des cuistots allemands qui voulaient faire une B.A. (bonne action). Toujours est-il que le kapo, pour une fois, fit semblant de n'avoir rien vu. C'était mon jour de chance ! J'aurais pu la donner, en faire profiter un autre. Après la corvée, je l'ai bouffée en douce avant de revenir. Le miroir ne renvoie pas toujours la bonne image ! La maxime des trois mousquetaires était bien loin... Ici, c'est la loi du plus fort... Moi d'abord... Pas toujours les plus forts physiquement... En général, ils lâchaient plus vite que les "petits". Beaucoup de survivants furent des moyennement costauds. Je suis fatigué, très fatigué.

Je n'ai plus que la peau sur les os ! Vais-je moi aussi finir au "lazaret" ? Je m'efforce de ne plus penser, si ce n'est à mon chien "Patoune".

Ces jours derniers un détenu, à l'appel, s'est mis à courir vers le mirador. Il a tenté de grimper à l'échelle. Une courte rafale... Son corps a été exposé devant les bouteillons de soupe. Une nuit, de ce mirador et sous quel prétexte, la sentinelle a tiré dans une baraque. Quatre morts... Pourquoi ?

La dysentrie fait des ravages. La charrette des morts sort de plus en plus. Nous ne savons rien de ce qui se passe. Nous sommes des reclus, des isolés. Les SS sont de plus en plus nerveux, hargneux. Sentent-ils le vent de la défaite ? Raison de plus pour faire profil bas... très bas. Berlin dérouille de plus en plus. Nous entendons la D.C.A et ressentons les bombardements. Un Russe, un jour, m'a dit en montrant son oreille "soviet artillerie", d'un air malin.

Le troupeau aux crânes rasés, tels des bagnards, courbe de plus en plus l'échine sous les coups des kapos... Ces salopards ! Cette marque d'infamie, la boule à zéro, sera durant ces années pénibles de guerre, le symbole de l'esclavage, de la répugnance des "ariens" vis-à-vis de nous. De grâce, n'adoptons pas cette tonte comme modèle. Nous qui aurions tant voulu avoir des cheveux. C'est avec amertume, et même avec un peu de rage au cœur, que je vois la jeunesse et même des vieux s'enticher de cette "coupe" hideuse.

La clairière où se situait la gravière était proche du cimetière de Grossbeeren. Seul un chemin rural les sépare. Il mène au monument de la victoire du 23 août 1813. Un jour, une dame âgée sortant de ce cimetière, s'approcha de la carrière, et en nous voyant s'exclama "arme kind" (pauvre enfant) et nous bénit. Elle dut battre en retraite sous les reproches et les invectives de nos sbires. Malgré une chasse quotidienne, les "toto" font de plus en plus d'apparition. Si nous sommes maigres, décharnés, eux sont bien gras. Les kapos n'osent plus dénoncer les porteurs de poux de corps. Ils ont peur des reproches, des réprimandes de leurs protecteurs. Grossbeeren commence à péricliter. Il s'en va à vau-l'eau...

Depuis plusieurs jours, je ressens un flottement dans la discipline intérieure du camp. Les coups pleuvent moins, les vociférations par contre n'ont pas baissés. Les jeunes SS ne rient plus. Leur regard est devenu bien plus perçant, plus mauvais. Ils savent quelque chose qui les tourmente, les torture au fond d'eux-mêmes. Ils parlent entre eux à voix basse, le regard tourné vers l'Est. A notre avis, ils ont la trouille...

La faim fait des ravages. Certains détenus s'écroulent à bout de force. Ils ne se relèveront pas, leur vie s'est éteinte... Ils iront sur la charrette, chargée, tirée, poussée, qui effectue le voyage deux fois par semaine jusqu'à la fosse creusée à la gravière. Puis, les cadavres squelettiques jetés, étaient recouverts de chaux vive. J'ai par deux fois écopé de cette pénible, triste corvée. Ayant déjà relaté ces moments, notamment dans le petit livre du 3ème âge intitulé "Le passé illumine et éclaire le présent", je ne reviendrais pas sur ces horribles instants. Au cas où vous ne l'auriez pas lu, voir l'annexe.

Un kommando œuvre au pied du mirador. Il creuse une excavation au flanc d'une butte. Pourquoi faire ? Ce travail est suivi de très près par un officier SS. C'est une chose inhabituelle. Un mot circule, coure... Ce n'est pas possible... Enfin un soir, mon numéro fut énoncé. Le lendemain, un camion bâché me ramena à l'Alexander Platz.

Nous étions le 17 mars 1945, après 104 jours d'internement. Quelques jours plus tard, une épidémie de typhus se déclara à Grossbeeren. Le quartier des détenus fut consigné, isolé. Il y eut des scènes atroces, des exécutions au gaz... La fameuse excavation ! Puis le camp fut transféré à Orianenbourg au K.L. Il fallut encore vivre la prise de Berlin, mais ceci est une autre histoire...

Soixante ans après, l'Allemagne fit un geste. Elle m'octroya 15.000 marks en ma qualité de "travailleur en état d'esclavage". C'est ainsi que je serais dénommé, reconnu par la "commission internationale" chargée d'étudier les dossiers d'indemnisation.

Mais ce pognon ne pourra jamais effacer de ma mémoire ce sinistre camp d'internement et de travaux forcés, ni les heures, les jours de peur, d'angoisse, la faim tenace et la fosse commune de Grossbeeren. Les attentes dans le froid glacial, tous abandonnés, dans ce coin maudit de Prusse, nous avons connu les formes de la détresse humaine la plus profonde... Où j'étais devenu un loup solitaire.

Aussi, ce 10 juin 2007, lorsque je suis retourné sur les lieux, sur la stèle à la place de la fosse, je n'ai pu retenir mes sanglots... 1.263 victimes y gisent... J'aurais pu être avec eux. Souhaitons que nos descendants ne connaissent jamais de pareils évènements.

C'est le cœur en berne que je suis arrivé, et c'est le cœur apaisé, rasséréné que je suis reparti. Je voulais, je désirais tant effectuer ce pèlerinage, revoir ce coin d'Allemagne où reposent mes frères de misères. Merci Didier.

Les "salauds" qui organisèrent, participèrent à tous ces innommables crimes, furent-ils punis ? J'en doute... Alors, j'ai un souhait à formuler:"Puisse le remords leur ronger le cœur... puisque moi je cauchemarde encore..."

J'avais 18 ans à peine quand je fus interné.

Mes matricules à Whulheide 291, à Grossbeeren 1814. Autres coïncidences, le 17 mars 1813 la Prusse déclare la guerre à la France et le 17 mars 1945, je suis libéré... 132 ans après...

Merci à madame Guschel, photographe à Grossbeeren qui fit des pieds et des mains, afin que je puisse retrouver l'emplacement du camp, ou y pousse des arbres !

A gauche Serge, au centre le client qui nous a guidé sur le lieu du rendez-vous et à droite la personne qui connait l'emplacement du camp.

Une petite plaque commémorative pour seul souvenir de ce lieu. Serge est un peu perturbé, ému à cet endroit.

Ici, on pénétrait dans l'antre de la mort où nombreux ressortirent les pieds devant. Seul vestige, un des blocs de béton, fondation du mirador. Serge revoit très bien cette tour avec ses gardiens et leurs MG-42.

Il m'a semblé entendre des cris plaintifs dans le frémissement des feuilles. Quelques dalles gravillonnées, une chétive plaque commémorative sont les seuls vestiges existants d'un lourd passé allemand.

Et dire que c'est là, parmi ces arbres que se dressaient nos baraques. Que de souvenirs subitement ! Il me semble entendre les aboiements des chiens, les vociférations des "Kapos"le rire des SS... Que sont-ils devenus ?

Un peu de terre de France de mon jardin sera là à l'entrée du camp de travaux forcés.

Je ramasse un peu de cette terre allemande qui fut foulée par des pauvres gars de 25 pays, que je vais joindre à celle de Coc-Xa.

C'est le cœur lourd que je revois cet endroit maudit, la chambre à gaz ou furent exterminés les éclopés, les malades, les mourants juste avant le transfert au K.L. d'Ariensburg, début avril 1945.

Là, derrière nous, les baraques, le bassin ...

Ce jour, nous n'avons pu faire des photos que devant l'entrée de la carrière. Elle était fermée ! Nous avons eu la chance d'y faire des photos le jour de notre arrivée.

La plaque à l'entrée de la carrière. 

6ème jour : Croisière sur le Tegeler See...

Ce jeudi 14 juin, vers 9h45, un taxi nous dépose au port de Tegel, sur Greenwichpromenade au bout de la rue du vieux Tegel tout près du ponton où est amarré « Berlin ». La coque blanche avec sa ligne de charge verte et son poste de pilotage jaune, nous invitent. Il a fière allure ce bateau à moteur. Il se balance mollement sur les eaux du lac qui scintillent... C'est donc d'un pas alerte que nous emboîtons, que nous suivons d'autres futurs passagers. Il était temps, l'ancre sera levée à 10 h. Un coup de chance, nous n'en savions rien avant de franchir la passerelle et de monter à bord. Il fait très beau, une légère brise souffle du large, bien que nous soyons sur un lac... Mais quel lac ! C'est une petite mer puisqu'il fait 375 hectares et 16 mètres en son endroit le plus profond.

Kurt, le légionnaire, chauffeur de taxi. 

La stridence d'un sifflet trouble un court instant la quiétude du moment. Il effarouche quelques oiseaux. Les eaux sont claires et l'hélice fait bouillonner celles-ci, tandis que deux cygnes s'éloignent lentement du "Berlin". Tranquillement à 20 km/h, l'étrave fend les eaux du lac. Nous sommes à bord pour sept heures. Nous nous installons sur le pont supérieur en plein air, protégé par un toit en toile, car le soleil darde déjà fortement. Nous occupons une table de quatre, mais il n'y a pas foule. Ce sont les premiers beaux jours sur la capitale... et de plus, il y a seulement un bon mois que le Rundfahrt (excursion) existe. Le MS Berlin peut embarquer 400 personnes et aujourd'hui si nous sommes une centaine, c'est tout ! Tant mieux, le service sera plus aux petits oignons.

Kurt et Serge chanterons "Le boudin" dans son "bahut"... Lui est berlinois. Le monde est petit ! 

Bien installés nous allons pouvoir jouir du beau paysage qui s'offre à nos yeux. Le bateau passe devant un îlot, c'est l'îlot Hassel, puis près de la presqu'île Reiher (héron). Sur ces îlots quelques beaux spécimens nous font admirer leur plumage cendré, leur long cou, leur bec orange dans un vol lourd mais gracieux. D'autres échassiers pêchent, perchés sur des branches mortes au ras de l'eau. Nous ne les dérangeons pas.

L'île Scharfenberg (Montaigu) fait suite. De l'île Valentin, ses îlots à la végétation qui verdoie sont comme des bouées de signalisation. Les contours biscornus et la barrière de nénuphar où nichent de nombreuses poules d'eau de l'île sont dépassés. Sur la haute Havel, rivière qui traverse Berlin et le lac, nous continuons vers la vallée des grands lacs et des petits bois. Der Liebeinsel (l'île d'Amour) surgit. Une fois passées ces splendides petites îles, véritables paradis de verdure où sont enfouis, cachés les nids d'amour, charmantes maisonnettes aux couleurs chatoyantes, plus jolies, plus attirantes les unes que les autres et parfaitement entretenues. Cela fait un peu rêver...

Quelques bateaux de plaisance y stationnent, mais surtout des petits voiliers qui se dandinent à la surface du Tegelersee, mais surtout après le passage de notre Schiff (bateau). Celui-ci prend le cap de l'écluse de Spandau qui régit la navigation du lac. Une fois franchie, nous appareillons vers la ville de Spandau où nous accostons en douceur. Après une courte halte, le Berlin reprend sa ronde.

Voici la presqu'île Eiswerder (des glaces) et le Südhafen (port sud). Spandauer est laissé sur la droite. On approche de la presqu'île Schildhorn (enseigne de la tortue), la Hundsberg (montagne du chien) verdoyante d'où émerge la Grünenwaldturm (tour de la forêt verte). Nous croisons d'autres bateaux, notamment le Sternhavel (étoile de Havel) qui file un ou deux nœuds plus vite que nous.

Voilà l'île Schwanwerder (l'île aux cygnes) et ses îlots. On aperçoit longeant les berges, une colonie de colverts qui nagent, cancanent en compagnie de leurs canetons. Les mâles très attentifs, surveillent la nichée. De nombreux voiliers sont déjà sur les eaux du lac. Le soleil fait sortir les marins d'eau douce...

Nous arrivons sur le lac de Wannsee... Une longue bande de sable aménagée en plage attire le regard. En effet une multitude de petites cabines en toile bariolées, bien rangées, bien alignées abritent les baigneurs. Dans l'eau, des nageurs font trempette et sur le sable des plagistes s'ébrouent. Peu sont bronzés. Ce sont plutôt des « cachets d'aspirine »... Aujourd'hui gare au coup de soleil ! Et il y en a du soleil, aussi nous commandons une bière berlinoise. Elle sera la bienvenue... Légère, fine et très digeste... Ca c'est une bière ! Fameuse... pas du tout amère.

Tandis que nous dégustons le breuvage favori des Allemands et des Allemandes, il n'y a qu'à regarder les tables alentour, l'île aux paons (pfaueninsel) approche. J'ai beau scruter très attentivement l'île, je n'ai pas aperçu un oiseau à la livrée bleutée, ni entendu criailler un de ces animaux. Dommage !

L'église Pierre &Paul se dessine, forme un joli contraste avec l'écrin de verdure qui l'entoure... puis le blockhaus Nikolsksee. Maintenant se détache l'église Saint Sauveur (Heilandskuche) et derrière elle à l'horizon se dresse la Jungfernsee (jeune tour de la télé). A droite un court regard sur le Schloss Ceciliendorf (château Céciliendorf). Dans ses murs furent élaborées, ordonnées, décrétées par Hittler et sa clique de Nazis, des ordonnances telles que Erlass, Nacht und Nebel en 1941. C'est à dire la solution finale des sous race, des infirmes et la création de la race aryenne, des chambres à gaz et des fours crématoires. Aussi détournons le regard de ce bâtiment.

A gauche le Jagdschloss (pavillon de chasse) est un reflet des temps passés de la noblesse allemande. Après être passé sous le pont Glienecker, nous naviguons sur le lac du même nom et à l'endroit le plus profond, 16 mètres où parait-il l'on pêche les fameuses anguilles Seeteufel (diable du lac) très goûteuses entourées d'une barde de lard et le tout grillé. Laissons la gastronomie et revenons à notre promenade.

Le Berlin continue sa ronde. Nous découvrons au passage le Schloss Babelsberg. Nous touchons à la fin de la croisière aller puisque nous allons nous amarrer au port de Postdam, où plusieurs voyageurs descendent. Là aussi une courte halte et nous reprenons la traversée en sens inverse.

Postdam, la capitale du Brandeburg fût le théâtre de nombreux évènements, notamment de la conférence de Juillet - Août 1945 sur la fin de la seconde guerre mondiale. Les modalités de l'occupation de l'Allemagne et de l'Autriche y furent décidées. Autrefois surnommée le Versailles prussien avec le château sans-souci, il fût construit en 1745 par Von Knobelsdorff pour le roi Frédéric II le grand. Ce roi de Prusse, ami des lettres et d'art français, invita Voltaire qui séjourna 3 ans au château. Au passage, nous admirons quelques pilastres, rescapées des bombes, du nouveau palais et des jardins datant de 1763. Le bateau glisse, glisse sur les eaux du lac jusqu'à Tegelhafen, après 7 heures d'une agréable promenade.

Encore un pèlerinage pour nous deux... En effet, en 1943-1944 j'ai pu me baigner mais jamais naviguer au contraire de Didier qui avait déjà emprunté celui-ci au cours d'un exercice de débarquement durant son service militaire à Berlin en 1977. Du vieux Tegel, il ne reste rien !

Durant la traversée, j'aimerais rapporter une anecdote cocasse, bizarroïde ... Ayant la possibilité de déjeuner à bord, sur le pont où nous étions installés, nous avons commandé une assiette berlinoise. C'est une sorte de plat unique.

Le mets était le suivant : "Gebraten wurst mit sauerkraut und mit verschieden gemüse" (saucisson grillé avec choucroute et différents légumes). C'est un menu typiquement allemand servi par une charmante serveuse (dienst mädchen) pressée, peu loquace et pas du tout encline à la conversation ! Son carnet de table... ses commandes... basta...

On ne peut pas dire que nous nous régalâmes ! La choucroute était cuite à la bière brune, ce qui lui donnait une couleur et un goût très particulier, spécial. Heureusement, la Berliner pils (bière berlinoise) fit couler l'ensemble. Je répète qu'il faisait chaud. Une pâtisserie, excellente, aux fruits termina notre repas de midi (mittagessen).

A environ 1m50, sur une autre table, une famille germanique déjeunait également. Le père, la mère et deux jeunes femmes dont une qui représentait la vraie berlinoise... Un vrai cheval... Des mains énormes, de véritables battoirs... Une corpulence à la "Dubout"... L'Allemande costaude, bien plantée et qui roulait ses cigarettes à la main... Cette famille autochtone était montée à bord ce matin à Tegelhafen. Jusque-là, rien d'extraordinaire. La brise soufflait par travers et comme nous étions près du bastingage, le vent du large nous caressait avant eux.

Nous étions au trois quarts du voyage, assis depuis plusieurs heures, ayant bien digéré l'assiette berlinoise. A plusieurs reprises, la "Gretchen" avait froncé les sourcils en humant l'air environnant. J'avais bien remarqué son attitude, mais bon ! Didier était plongé dans une douce torpeur. Il sommeillait les yeux mi-clos, béatement, heureux de vivre... Il se laissait bercé par le temps, le clapotis de l'eau et le léger bruit du moteur... Je souriais en le regardant si serein... jusqu'à l'instant ou la "petite bonne femme" s'écria en tapant du poing sur la table "Es stinken, aber whare" (ça pue, c'est vrai) en jetant un regard furibond dans ma direction.

Mon œil noir dût la calmer. Les deux femmes se levèrent et allèrent fumer un rouleau de tabac à l'arrière du bateau. Didier n'avait pas bougé. Il n'avait pas dû comprendre la phrase prononcée où n'avait-il pas voulu en piger le sens ?

La promenade est finie. Sur le débarcadère, la famille marche devant nous. Pas un mot de politesse n'a été échangé au moment du débarquement. Ils n'aiment pas les français, ai-je pensé. J'en fais part à Didier qui me regarde et me donne la solution de cette aversion.

C'est lui qui à plusieurs reprises avait lâché "les chiens"... La choucroute lui ayant procuré des flatulences et avec la brise, les pets de Didier allèrent chatouiller l'appendice nasal de la "gretchen" et de sa famille. Didier eut même cette répartie :" Pendant la guerre, les Allemands en ont gazés des millions. Pour une fois que l'on peut se venger en les gazant à leur tour !". Dommage que je n'ai pas eu moi aussi l'envie de péter. Le concert fût plus "amusant" et l'air différent ! Nous en rions encore... Si pendant la guerre je n'ai pu dire merde aux allemands, aujourd'hui j'aurais aimé leur faire sentir...

L'histoire en elle-même est banale, mais avec un peu de recul je revois le nez de la "fraulein" qu'elle avait fort long... Aussi, j'imagine qu'elle dût en prendre une bonne bouffée... et surtout l'air innocent du "gazeur"... Moi !... Jamais !...

Il se baigne dans les mêmes eaux où 63 ans auparavant, Cramard Serge se baignait lui aussi !

Lui ne s'en fait pas, il se lisse les plumes...le canard... pas le Cramard... N'est-ce pas Blanchot...

Le "Berlin" à quai. Les deux cygnes qui ne montreront aucun signe de peur au moment du départ.

Tegelhafen (port de Tegel), vu du bastingage du "Berlin".

Nous quittons le port.

L'embarcadère s'éloigne. Il fait très beau. Une légère brise apporte un peu de fraîcheur.

Remarquez la direction du vent. Au fond, l'île des hérons.

L'île aux cygnes. Sur ce lac, Didier soldat d'occupation y fit des manœuvres. Il y a déjà 30 ans.

De nombreuses petites maisons de week-end fleurissent sur les berges du lac de Tegel.

L'île aux paons.

L'écluse de Spandau qui régit la circulation des lacs. Elle fut canardée en 1943, endommagée et détruite en 1944.

Au premier plan des entrepôts d'après guerre et en arrière plan une construction récente.

Coquette maisonnette sur les bords du lac de Tegel.

Une véritable flottille, une multitude de petits voiliers sillonnent le lac. Dans ses eaux la pêche est bonne. Perches, brochets, sandres cohabitent avec l'anguille appelée aussi "Diable du lac".

La tour de Grünewald.

L'étoile de Haven (Havelstern) nous dépasse. La Havel est aussi une rivière qui traverse Berlin. C'est une "étoile filante"...

La plage de Wannsee.

Oh...oh... L'œil noir de Serge qui regarde d'un oeil noir la "Gretchen" qui vient de dire : "Mais c'est vrai que ça pue !". Et pourtant, elle avait raison.

Wurst gebraten avec choucroute brune, serait-ce cette assiette qui provoqua la flatulence anecdotique ?

Le château de Babelsberg. 

Flatowturm.

Jardin de l'ancien château du Sans-souci, érigé en 1763 par Buring Von Gontard pour Frédéric II le grand roi de Prusse, protecteur de Voltaire.

Potsdam, théatre Hans-Otto.

Eglise de la réconciliation (Heilandskirsche).

7ème jour : Retour en France

Tout ce que nous avions prévu de faire s'était réalisé. Nous avions une journée d'avance sur notre emploi du temps. De retour dans la chambre d'hôtel, nous avons feuilleté les guides touristiques cherchant désespérément une idée de visite pour le lendemain car une chambre d'hôtel était réservée en France mais pour le surlendemain.

Finalement, on a téléphoné à l'hôtel, situé à Forbach, en leur demandant si on pouvait avancer notre nuitée. La réponse fut affirmative. Il fut donc décidé de partir le lendemain. Bien nous en pris car ce vendredi, nous l'avons su plus tard, Berlin s'est ramassé un orage mémorable.

Au petit déjeuner, Serge a mis de côté quelques ingrédients afin de grignoter le midi. Nous avons acheté deux bières sur une aire de repos, mais... en canette aluminium. Cela n'était pas terrible. Cet encas était suffisant car le soir nous avons fait un bon repas. Dans l'après-midi avant de remettre les roues en France, je suggérai à Serge de sortir de l'autoroute pour déguster une dernière bonne bière. Nous nous sommes arrêtés à Eisenach. La bière était meilleure que celle du midi, mais elle ne valait pas notre bière de Berlin. Comble de cette journée, le café était encore tenu par un Italien.

Le soir, la voiture et l'hôtel étaient bien gardés car il y avait des gendarmes qui y séjournaient. D'ailleurs à ce sujet nous avons remarqué le respect qu'ils ont eu envers Serge. Voici cette anecdote. Nous étions au bar, buvant un petit Porto quand vint à passer le plus gradé des gendarmes qui nous gratifia d'un "Bonsoir messieurs". Polis, nous lui avons rétorqué un bonsoir. Sa tête changea immédiatement en un profond respect quand il vit les petits rubans sur la veste de Serge. Il alla s'asseoir à sa table avec ses collègues. Plus tard, pour aller à notre table, nous avons dû à nouveau passer devant eux. Nous leur avons souhaité bon appétit. Ils nous remercièrent. Ce qui était drôle, c'est que dès que nous fûmes passés, chaque gendarme avait l'air de dire respectueusement : "Tu as vu le nombre de décorations ! Qu'a-t-il fait pour en avoir mérité autant !".

8ème jour : Vers Marles en Brie

Après nous être nourri avec un petit déjeuner copieux et avoir chargé les valises, nous avons recherché dans Forbach une station service pour alimenter notre véhicule. Une fois le réservoir plein, nous mettons le cap sur Marles en Brie.

Arrivé à destination, Serge qui avait connu les bouses de vaches sur des routes en terre ne reconnaissait plus son pays. Dorénavant, il y a de belles routes carrossables avec des réverbères modernes, des massifs floraux partout sur les trottoirs et énormément de pavillons neufs. Situé à une quarantaine de kilomètres de Paris, Marles en Brie, fait partie de la grande banlieue parisienne.

Seul le cœur du village n'a pas changé. Nous allons immédiatement sur le lieu de sa naissance, c'est-à-dire sa maison toujours debout et inchangée.

Devant la grille de la chambre à ma mère. A mon époque,

ce n'était qu'une simple barrière en grillage. 

Je regarde avec attention les toitures de l'étable qui s'écroulent ou le 25 mars 1941 à 14 ans, j'ai commencé à travailler au curage des vaches. Si vous saviez comme c'est drôle !

Dans cette maison familiale, derrière ces volets, dans cette chambre, mon cousin Jacques, mon frère aîné Pierre et moi-même, nous y sommes nés.

Après cette évocation d'une partie de la jeunesse de Serge, nous nous dirigeons vers un endroit classé de la commune, le lavoir communal. Il ne reste malheureusement que les murs et l'inscription. 

Derrière ces murs, le lavoir. Si ces pierres pouvaient parler, que de secrets d'alcôves, de ragots, de méchanceté en sortiraient. Et tape... et tape... 

Les fameux bassins où le garde champêtre, le père Racinet, nous faisait la course.









Là, dans ces bassins de réserve d'eau, Serge y a appris à nager avec Titi Cosson. C'était en 1939.

Nous ne pouvions finir ce pèlerinage sans rendre un hommage aux ancêtres de la famille  à Serge demeurant à perpétuité dans un coin calme du pays, le cimetière.

Les six sépultures sont de la famille. Des oncles, des tantes, des cousins.

Devant la tombe de la famille Regnault, ma grand-mère Georgette, mon grand-père Adrien et ma mère Yvonne y reposent.

Après l'évocation de tous ces souvenirs de jeunesse, nous allons prendre un pot dans le seul café encore existant sur la place du village. En discutant un peu avec le patron et quelques clients, il en est ressorti que peu de gens encore vivants ont connu le pays à l'époque de Serge.

Il y avait deux sortes de réaction. Soit certaines personnes écoutaient intéressés le récit d'une personne ayant connu la commune quelques 80 ans plus tôt avec son cortège d'anecdotes. Soit il le regardait comme un extra-terrestre en pensant " Pourtant ça fait longtemps que je demeure ici, comment peut-il connaître cela, je n'en ai jamais entendu parlé ". La situation était cocasse.

Maintenant Marles en Brie est un village de grande banlieue parisienne ou le matin, les habitants prennent le RER E (Réseau Express Régional Eole), vont travailler à la capitale, rentrent le soir et ne se connaissent plus. Triste futur pour ces communes !

Nous cherchions un restaurant pour le midi, hélas il n'en existait plus à Marles en Brie. Le cafetier nous en donna l'adresse d'un dans un pays voisin. Il nous précisa de dire au restaurateur que nous venions de sa part.

Quelle ne fut pas la surprise de Serge de voir que ce qui est maintenant un café-restaurant, il l'a aussi connu dans sa jeunesse comme marchand d'articles de pêche. De nouveaux souvenirs remontaient à la surface.

Avant de quitter Marles en Brie, il nous restait deux photos à faire pour marquer définitivement la fin de notre pèlerinage. C'est une belle aventure que nous avons vécu !

La boucle est bouclée. La petite ligne verte marque le Bréon, très petite rivière qui coule à Marles. Merci à Didier de m'avoir permis ce pèlerinage.

Les bombes destinées à la gare de Marles en 1940, tombèrent dans les champs pas très loin de l'endroit où se tient Didier.